.Ăric Bordelet : "j'ai mis quinze ans pour trouver le style de mes cidres"Star de la sommellerie parisienne dans les annĂ©es 80, il sâest inspirĂ© des plus grands vins pour produire en Mayenne des cidres et des poirĂ©s âgrands crusâ.Fiche d'identitĂ©Nom : Bordelet.
PrĂ©nom : Ăric.
NĂ© le : 1er janvier 1963.
Profession : âsydriculteurâ, pommologue et poirologue en Mayenne, Ă CharchignĂ©, au chĂąteau de Hauteville.
Signe particulier : sommelier Ă LâArpĂšge (3 Ă©toiles Michelin), il cĂŽtoie les plus grands vignerons français dont il sâinspire pour crĂ©er les premiers cidres et poirĂ©s âgrands crusâ.
Sa premiÚre grande émotion : jurançon moelleux 1970 du Clos Joliette.
Ses plus beaux vins dĂ©gustĂ©s ? Ă cette question, la mĂ©moire dâĂric sâemballe : saumur-champigny Les Poyeux 1900 du Clos Rougeard, ChĂąteau Soutard 1928 et 1929 (Saint-Ămilion), ChĂąteau Cheval Blanc 1947 (Saint-Ămilion), ChĂąteau Belair 1985 (Saint-Ămilion), Ăchezeaux 1978 dâHenri Jayer, montrachet 1982 du domaine des Comtes Lafon, pouilly fumĂ© Silex 1986 et 1996 de Didier Dagueneau, riesling 1959 dâEgon MĂŒller.
"DIDIER DAGUENEAU M'A APPRIS Ă PROVOQUER"La Revue du vin de France : Vous nous recevez chez vous, mais oĂč sommes-nous exactement ?Ăric Bordelet : Jâaime Ă dire en âNormandie mĂ©ridionaleâ, plus prĂ©cisĂ©ment en Mayenne. Administrativement nous sommes en Pays de la Loire. Mais lâIGP nous place en Normandie et cĂŽtĂ© sous-sol nous sommes plutĂŽt bretons, avec du schiste et du granit. La fusion des deux confĂšre Ă ce terroir toute sa complexitĂ©. Pour lâadresse, nous sommes au chĂąteau de Hauteville. En fait de chĂąteau, câest une ruine. Construit en 1789, il a Ă©tĂ© dĂ©vastĂ© par un incendie en 1922. Aujourdâhui, je le restaure. Dans les dĂ©pendances se trouvent la maison de mes parents et dans lâancienne ferme du chĂąteau, notre habitation, la cuverie et les stockages.
La Revue du vin de France : Ătes-vous nĂ© ici ?Ăric Bordelet : Mes parents, polyculteurs et Ă©leveurs, sont nĂ©s dans cette rĂ©gion et se sont installĂ©s ici en 1963, lâannĂ©e de ma naissance. Ils ont remis en culture les terres en friche. Il y avait Ă©galement cinquante pommiers avec lesquels mon pĂšre produisait du cidre pour notre consommation personnelle.
La Revue du vin de France : Pourquoi ne pas avoir repris la ferme ?Ăric Bordelet : CâĂ©tait trop dur financiĂšrement, il fallait sâen sortir autrement. Enfant, je nâĂ©tais pas attirĂ© par lâĂ©cole mais jâaimais la cuisine, le goĂ»t des produits. Jâai donc fait lâĂ©cole hĂŽteliĂšre de Granville, dans la Manche. Jâai choisi lâoption service parce que jâaimais le contact avec le public.
La Revue du vin de France : Un souvenir de vos dĂ©buts dans la restauration ?Ăric Bordelet : Pour mon premier stage en 1980, je cherchais un restaurant qui soit fermĂ© le week-end car je continuais Ă jouer au foot, ma passion de lâĂ©poque. Jâai atterri Ă Paris dans le XIIĂšme arrondissement, Au Trou Gascon, chez Alain Dutournier et Jean-Guy Loustau, son directeur sommelier. Jây suis restĂ© un peu plus de deux ans, quand le restaurant est passĂ© dâune Ă deux Ă©toiles au Guide Michelin.
La Revue du vin de France : Alain Dutournier et Jean-Guy Loustau, deux mentors pleins de tempĂ©rament, non ?Ăric Bordelet : Alain Dutournier est un des rares grands chefs français vraiment proches du vin. Il en parle avec gĂ©nĂ©rositĂ©, comme de sa cuisine du Sud-Ouest. Jean-Guy câĂ©tait le âbagouâ en salle, mais toujours assez ferme et directif avec les clients. Une autre Ă©cole. Leur carte des vins Ă©tait Ă lâavant-garde Ă lâĂ©poque. Jâai aussi travaillĂ© chez les frĂšres Minchelli, au Duc oĂč jâai pris conscience de mes limites en salle car je ne parlais pas anglais. Je suis parti travailler un an en Ăcosse comme commis sommelier. Mon parfait anglais de pub et ma connaissance des vins Ă©trangers viennent de lĂ .
La Revue du vin de France : Mais câest le chef Alain Passard qui va faire de vous un sommelier !Ăric Bordelet : En 1986, on me parle dâun jeune chef talentueux qui arrivait du Carlton de Bruxelles et sâinstallait Ă Paris, rue de Varenne. Je dĂ©couvre alors Alain Passard et lui propose mes services en tant que sommelier. Jâai 23 ans et je nâavais officiellement jamais tenu ce poste. Il accepte et me demande de faire mes preuves. Au dĂ©but, je galĂšre. Et puis jâai trouvĂ© mon style, lâaccord au verre, en parlant peu. En parallĂšle, je continue Ă me former Ă lâAcadĂ©mie du vin de Steven Spurrier. Avec des grands sommeliers comme Philippe Bourguignon, Georges LeprĂ© et Didier Bureau, jâapprends vite. En cinq ans, jâai Ă©laborĂ© la carte dâun trois Ă©toiles quand ailleurs il en fallait dix.
La Revue du vin de France : Vendiez-vous dĂ©jĂ du cidre Ă LâArpĂšge, le Ârestaurant dâAlain Passard ?
Ăric Bordelet : Oui, le cidre fermier de mon pĂšre pour qui Alain a crĂ©Ă© une recette. Jâai pu ainsi Ă©couter les commentaires des clients, tester le goĂ»t pour le cidre dâun public de restaurant de haute gastronomie. Jâai crĂ©Ă© une carte de cidres, la premiĂšre dans un Ă©toilĂ© parisien.
La Revue du vin de France : Comment sâest passĂ© votre retour Ă la terre ?Ăric Bordelet : La retraite de mes parents arrivant, lâexploitation Ă©tait Ă reprendre. Jâai longtemps hĂ©sitĂ©. En ce temps-lĂ , mon modĂšle Ă©tait Didier Dagueneau que jâai vu produire de grands vins dans une appellation simple, Pouilly FumĂ©. "Pourquoi ne serais-je pas capable dâen faire autant et de produire un grand cidre ?", me suis-je dit. Je me suis formĂ© en viti-Ćnologie Ă Beaune, en 1991, jâavais besoin dâun diplĂŽme agricole. Jây ai appris toute la thĂ©orie du vin qui a Ă©tĂ© essentielle dans mon aventure.
La Revue du vin de France : Que vous a appris Didier Dagueneau lorsque vous lâavez rencontrĂ© ?Ăric Bordelet : Nous nous sommes connus Ă LâArpĂšge. Il Ă©tait client et je lui ai servi Ă lâaveugle un vieux bandol du domaine Tempier quâil a pris pour un pomerol ou un saint-Ă©milion. Sur le coup, ça lâa Ă©nervĂ©. Et puis je suis allĂ© chez lui dĂ©couvrir son travail de la vigne, il mâa tout appris cĂŽtĂ© viticulture. Au moins tous les deux mois je quittais mon domaine pour me ressourcer avec lui. Je disparaissais une journĂ©e ou une semaine sans que mon Ă©pouse CĂ©line sache oĂč jâĂ©tais. Jâai appris avec lui quâil fallait provoquer pour savoir ce que les gens ont dans le ventre, et quâil ne fallait pas perdre de temps dans la vie, surtout avec les gens qui ne le mĂ©ritent pas.
La Revue du vin de France : Vous a-t-il beaucoup aidĂ© Ă vos dĂ©buts ?Ăric Bordelet : Câest grĂące Ă mes amis vignerons que lâaventure a pu dĂ©marrer commercialement, ils Ă©taient les premiers consommateurs de mes produits. Quand les Dagueneau ou les Foucault terminaient une dĂ©gustation, ils proposaient Ă leurs cavistes, Ă leurs importateurs de boire un coup de mon poirĂ© ou de mon cidre. Mes cidres furent de ce fait les premiers vendus par de grands importateurs de vins français. Une chance formidable.
COMME POUR LA VIGNE, LE TERROIR JOUE UN RĂLE DANS L'ĂLABORATION DU CIDRELa Revue du vin de France : Parlons de votre installation. Comment dĂ©marre-t-on la production de cidre et de poirĂ© ? PossĂ©diez-vous assez de fruits ?Ăric Bordelet : Jâai plantĂ© beaucoup en 1992 mais les fruitiers ne produisent pas avant sept Ă huit ans. Sur mes 19 hectares, seuls 4,5 sont en production aujourdâhui. Pour avoir un poirier adulte, il faut attendre cent ans ! Le poirier vieillit plus lentement que le chĂȘne. Pour un pommier, il faut compter environ vingt-cinq ans. Je suis donc parti Ă la rencontre des anciens, dans les vergers, pour leur acheter des fruits. Ce sont souvent des marginaux qui refusent la culture intensive, greffent leurs arbres dans des petits vergers qui ne sont jamais traitĂ©s, enceints de haies, avec trois ou quatre vaches. Câest en goĂ»tant Ă©normĂ©ment et en Ă©coutant les anciens que jâai appris le goĂ»t des fruits. Aujourdâhui, jâachĂšte une trentaine de variĂ©tĂ©s de pommes et une quinzaine de poires dans un pĂ©rimĂštre de vingt-cinq kilomĂštres carrĂ©s autour de chez moi. Cela mâa fait prendre conscience de lâexceptionnel patrimoine vĂ©gĂ©tal de ma rĂ©gion.
La Revue du vin de France : Aviez-vous une idĂ©e prĂ©cise du goĂ»t de votre cidre quand vous avez dĂ©butĂ© ?Ăric Bordelet : Faire un cidre fermier au goĂ»t alĂ©atoire qui dure trois mois ne mâintĂ©ressait pas. Je voulais produire un cidre prĂ©cis, pur fruit, qui techniquement soit maĂźtrisable et qui puisse vieillir. Jâai dĂ©couvert ce style dans les annĂ©es 90 au QuĂ©bec, chez Robert Demois Ă la Cidrerie du Minot. Jâai aussi constatĂ© lâalternance et lâirrĂ©gularitĂ© de la production des pommes dans les vergers. Dâune annĂ©e Ă lâautre, les variĂ©tĂ©s ne donnent pas la mĂȘme production et donc le cidre change de goĂ»t. Jâai alors dĂ©cidĂ© dâĂ©laborer un cidre millĂ©simĂ©, avec tous les ans les mĂȘmes variĂ©tĂ©s, qui reflĂšte le goĂ»t des pommes de lâannĂ©e. Cela mâa demandĂ© beaucoup de rĂ©flexion sur la technique et sur lâorigine et la qualitĂ© des fruits. Cela mâa pris quinze ans !
La Revue du vin de France : Chez vous, la rĂ©colte est-elle mĂ©canisĂ©e ?Ăric Bordelet : Beaucoup de producteurs ramassent Ă la machine car la rĂ©colte est trĂšs longue et le personnel rare. Du coup, les fruits sont abĂźmĂ©s. Chez nous, de septembre Ă novembre, quatorze personnes ramassent et trient Ă la main les pommes au sol. Câest ce qui nous coĂ»te le plus cher. Seuls 15 Ă 20 % des pommiers aux fruits acidulĂ©s sont secouĂ©s afin de rĂ©colter des pommes plus acides. Ces fruits renferment beaucoup dâamertume, il faut ĂȘtre vigilant sur leur maturitĂ© phĂ©nolique.
La Revue du vin de France : Les fermentations du cidre ou du poirĂ© se ÂmaĂźtrisent-elles comme celles du vin ?Ăric Bordelet : Comme pour le vin, la transformation des levures est essentielle. Câest la chose la plus dure Ă maĂźtriser. Je nâai jamais levurĂ©. Dans la pomme et la poire, les levures naturelles sont hyperactives, rĂ©sistantes, dâautant que nous ne lavons pas les fruits. Il faut faire usage du froid et des techniques physiques de soutirage et de filtration que jâai mises au point. Ă ce stade, le cidre demande plus de manipulations physiques en cave que le vin.
La Revue du vin de France : Existe-t-il une pomme ou une poire idĂ©ale ?Ăric Bordelet : Non, le cidre est un produit dâassemblage. Mon raisonnement est simple. Jâai plantĂ© 40 % de pommes amĂšres, 40 % de pommes douces et 20 % de pommes acidulĂ©es : lâamertume câest la charpente, la douceur donne la chair, lâaciditĂ© le soutien aromatique.
La Revue du vin de France : Pourquoi ne pas mĂ©langer comme dâautres les pommes et les poires ?Ăric Bordelet : Le poirier possĂšde un systĂšme racinaire qui va en profondeur, comme la vigne. La poire a dâailleurs deux fois plus dâaciditĂ© et de minĂ©ralitĂ© que la pomme. Le pommier, lui, dĂ©veloppe des racines qui sâĂ©talent. Assembler les deux nâa pas de sens. Je compare souvent le cidre au vin rouge, Ă cause de ses amers. Le poirĂ©, par sa tension, son aciditĂ©, ressemble plutĂŽt au vin blanc.
La Revue du vin de France : Comme pour la vigne, existe-t-il de grands terroirs Ă cidre ?Ăric Bordelet : Jadis on disait : "Dans telle ferme, le cidre est bon ; lĂ -bas, il est mauvais". Tout le monde utilisait pourtant la mĂȘme technique. La nuance a toujours Ă©tĂ© le terroir. Comme pour la vigne, les terres trop fertiles donnent moins de goĂ»t que des terres Ă cailloux. LâArgelette, le nom de ma cuvĂ©e haut de gamme de cidre, est le nom des cailloux schisteux dâici. Quand je cherche des fruits, en me promenant dans les campagnes, je regarde les pierres dont sont faites les vieilles maisons. Cela me donne une indication sur le sous-sol des vergers environnants. Si la pierre est intĂ©ressante, je mâarrĂȘte pour goĂ»ter les fruits. Ce travail de sĂ©lection des vergers est essentiel. Parfois, je me dĂ©place dans un verger pour un arbre seulement.
La Revue du vin de France : Vos bouteilles tranchent avec celles des cidres traditionnels, nâĂȘtes-vous pas aussi un roi du marketing ?Ăric Bordelet : Quand tu es sommelier et que tu vis au milieu de bouteilles, tu sais que le choix de la forme et de lâĂ©tiquette sont importants. Je voulais interpeller et montrer la qualitĂ© du projet. Trop de cidres sont prĂ©sentĂ©s dans des bouteilles laides aux muselets merdiques !
La Revue du vin de France : Combien de types de cidres et de poirĂ©s produisez-vous aujourdâhui ?Ăric Bordelet : En 1990, jâai produit 200 bouteilles et aujourdâhui jâarrive Ă 140 000. Jâai six cuvĂ©es traditionnelles. Cidres brut, doux, demi-sec et un poirĂ© authentique, mes quatre produits âde soifâ. Et puis mes deux âgrands crusâ : le sydre gastronomique Argelette et le poirĂ© Granit. Pourquoi âsydreâ ? Câest lâorthographe ancienne, Pline lâAncien lâĂ©crivait ainsi. Je vends 65 % de ma production Ă lâexport, aux Ătats-Unis et en Australie, oĂč il y a une mode pour le cidre, et en Europe du Nord. Jâai aussi du cidre et du poirĂ© de glace dâun style qui demande encore Ă vieillir. Ce nâest pas un produit traditionnel que je mets en avant, câest un clin dâĆil Ă mes amis quĂ©bĂ©cois.
La Revue du vin de France : La production de calvados ne vous tente pas ?Ăric Bordelet : Jâen produis, Ă partir de pommes et de poires, depuis 1996, en double chauffe, comme les cognacs, alors que les âcalvasâ sont en simple chauffe. Je nâai pas encore vendu une seule bouteille. Je lâĂ©lĂšve dans des fĂ»ts de chĂȘne usagĂ©s de chez Dagueneau, Foucault ou Chidaine et un peu de fĂ»ts neufs. Je veux les Ă©lever au moins vingt ans pour les sortir non rĂ©duits. La premiĂšre production est dĂ©jĂ quasiment rĂ©servĂ©e par les amis de Didier Dagueneau puisque câest encore lui qui a financĂ© les premiĂšres barriques.
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